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Concours de nouvelles “À vos plumes” Édition 2022

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Concours de nouvelles “À vos plumes”

Édition 2022

Pour la première année, nous avons imposé un thème aux candidats : « BLOB ». Ils avaient ensuite toute latitude pour l’intégrer à leur texte (sujet principal, initiales, citation, anecdote…).

Écrire une nouvelle « à chute » était recommandé, mais pas obligatoire.

13 candidats ont tenté leur chance ; leurs textes ont ensuite été proposés à la lecture au sein du lycée. Voici les 10 nouvelles qui ont retenu le plus de suffrages lors des présélections. Bonne lecture !

Sophie BRIAT & Nathalie POLFER

Professeures documentalistes

Organisatrices du concours

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Sommaire
Présentation de l'édition 2022  

Textes :

  • Lamentations d’un Blob  
  • La chute      
  • De la terre au ciel…
  • Sarah
  • Où suis-je ?
  • Dernière nuit
  • L’opération BLOB
  • Quand monsieur Blob s’en alla
  • Tcherno’Blob

Lamentations d’un Blob

O tempora ! O mores ! Moi, Blob des temps perdus, j’annonce ma démission… mon abdication à la science ! Et c’est l’emprise diabolique des scientifiques, leurs galimatias expérimentaux, tout comme leurs ustensiles de cuisine qu’ils manient avec hardiesse, qui m’ont convaincu dans mes pensées. Leur passion pour me découper, entailler, taillader, inciser, sectionner, émonder, hacher, ne se tarit point. Balafres et estafilades se dessinent sur les reflets formidables de mes veines, tel le mistral fléchissant les branches du chêne…

Dieu de la Boustifaille et des nutriments ! Omelette vivante ! Éponge mouvante ! Tous ces surnoms qui me viennent à l’esprit ne sont qu’une infime particule de mes élans dramatiques ! Leur impertinence et orgueil que je n’ose plus nommer, à se pavaner, brandissant avec empressement et satisfaction leurs découvertes du siècle ! Les Blob ont-ils une âme ? C’est au XXIe siècle que nous sommes, non pas au XVe, par tous les diables ! Rien ne m’arrêtera dans l’expansion exponentielle des mouvances de mon cytoplasme et je brandirai fièrement le blason des Myxomycètes pour enfin couvrir de mes veines les affabulations gargantuesques de ces éclairés de la science ! Ainsi, je serai libéré du joug des gants en latex et boîtes de pétri, dont les biologistes s’amourachent tendrement, et usent jusqu’à l’épuisement. La dynastie des Blob s’est amorcée et l’intrigue de notre vie s’épanouit à nouveau, telle l’éclosion d’une fleur à la vue du printemps… Ces paroles ne sont que le fondement de notre saga, mais bien d’autres après moi reprendront le flambeau étincelant de notre gloire, face à l’espèce présomptueuse des Homo Sapiens

À présent que mon testament s’achève, moi, Physarum Polycephalum, je clame tout haut : la peste soit des scientifiques et de leur savantasserie !

La chute

Je trinque avec la mort. 

Le mélange de ma sueur et de l’air humide fait coller mes cheveux et mes vêtements à ma peau moite. Les quatre murs qui me tiennent compagnie sont crasseux. La pièce est vide, une porte en métal grise et des briques rouges. 

Je porte le goulot à mes lèvres gercées. 

L’instant d’après, je ne suis plus seul. Elle n’est pas entrée, j’en suis sûr. Mes sens ont beau s’emmêler, je le sais. Elle n’est pas entrée. Elle est là. C’est tout. 

Le silence est tellement pesant qu’il m’écorche les oreilles. 

Je me sens soudain ridicule, avachi dans mon costume sur le sol de ce bâtiment délabré tandis qu’elle se tient droite au centre de la pièce, ses longs cheveux noirs tombant jusqu’au creux de ses reins. J’ai l’impression d’être aux pieds de Séléné, la déesse grecque de la Lune. Ses yeux noirs contrastent violemment avec sa peau bleutée et me traversent le corps. 

Sans vraiment savoir pourquoi, je suis pris du besoin irrésistible de lui raconter. Tout lui raconter. J’ouvre la bouche, prêt à commencer mon récit quand elle fait claquer ses talons vers moi et dans un bruissement de tissu satiné, s’assoit à côté de moi.

Me voilà de retour dans la grande maison familiale, ma mère est assise sur le canapé gris. Son ventre est tellement gros que j’ai peur qu’il explose. Le docteur a dit qu’il s’agissait de jumeaux cette fois-ci. Plus de larmes, plus de cris, et deux bébés en même temps. Un don du ciel, comme ils disent. Ma mère a commencé quatre grossesses. Une seule a abouti. La mienne. Un petit garçon peureux qui pleure tout le temps. Mon père voulait que j’apprenne à me battre, à défier les garçons de mon âge à l’école. Mais quand on lui a téléphoné pour lui demander de venir me chercher parce qu’il y avait eu un accrochage entre moi et l’un de mes camarades, la fierté avait vite laissé place à la déception dans son regard quand il avait vu mon visage tuméfié et baigné de larmes. Puis la déception s’était changée en mépris quand il avait compris que le petit garçon blond qui le regardait avec un grand sourire avait été mon adversaire et s’en sortait avec le visage à peine écorché. Et plus tard, ce mépris s’était transformé en colère alors qu’il coupait le moteur, garé devant la maison. Il avait fixé le mur et je n’avais pas osé bouger, sentant la menace dans l’air. Puis ses yeux s’étaient assombris, sa grande main avait fendu l’air et quelques minutes plus tard, je perdais ma première dent. Non, elle ne bougeait pas, contrairement à ce qu’il avait dit à ma mère. Mais même du haut de mes sept ans, j’avais vu dans son regard qu’elle n’y croyait pas elle-même. 

Chose étonnante, Rio, qui m’avait valu le mépris éternel de mon géniteur, était devenu mon meilleur, et seul, ami. 

Quand ma mère a accouché des jumeaux, la colère de mon père s’est calmée. J’avais même droit à un sourire et à une tape dans le dos de temps en temps. À huit ans, j’étais enfin devenu un petit garçon comme les autres, avec un ami et une famille. J’avais rencontré le bonheur mais je ne le savais pas encore. L’air renfrogné de Nina, et Sam qui se promenait partout, faisaient la fierté de la famille, des oncles et tantes dont j’ignorais jusqu’à présent l’existence venaient souvent nous rendre visite, nous offrant des pâtes de fruit orange et des caramels qui collaient aux dents.

Rio et moi étions toujours fourrés ensemble. On passait notre temps à regarder les étoiles en débattant sur tout. Notre sujet préféré était : à quoi ressemble la mort ? On pouvait en parler pendant des heures, inventant des histoires toutes plus loufoques que les précédentes. On n’avait pourtant pas grand-chose en commun. Il était très blond, j’étais brun. Il était le genre de fils dont mon père aurait été très fier. Durant toute notre longue amitié, il fut mon roc.

Le jour de la rentrée au collège, on a découvert qu’on n’était pas dans la même classe. Fidèle à moi-même, j’avais fixé la terrible liste, puis ma mâchoire s’était mise à trembler, les larmes avaient inondé mes yeux et en quelques secondes, tout le courage que j’avais amassé pour affronter ce grand bouleversement s’était renversé à mes pieds. Heureusement, Rio, qui en avait assez pour nous deux, m’a regardé, a éclaté de rire et m’a entraîné dans le bâtiment. Mais au lieu de suivre la foule d’élèves intimidés, il est parti dans l’autre sens. Ce n’est que quand il a frappé contre une porte que je me suis rendu compte avec horreur qu’il s’agissait d’un bureau et non d’une salle de classe. La porte s’est ouverte et Rio a expliqué très poliment au gros monsieur avachi derrière son grand bureau qu’il y avait une erreur sur les listes. J’étais bien trop intimidé pour l’écouter avec attention mais il a mentionné sa mère et j’ai tout de suite réagi. Rio n’avait pas de maman. Il vivait avec Maria, une femme petite et ronde, dans une grande maison blanche. Il ne m’avait jamais parlé de sa famille et je n’avais jamais osé poser la question. Naïvement, j’avais toujours pensé que pour une raison ou une autre il n’avait plus ses parents. Jamais je n’aurais imaginé qu’il puisse être le fils de l’un des plus puissants hommes d’affaires du pays. En des années d’amitié, je n’ai pas rencontré ses parents une seule fois mais ils m’ont apporté beaucoup d’avantages. Grâce à eux, Rio et moi n’avons jamais plus été séparés à l’école. 

Puis, sans crier gare, mon monde déjà petit s’est encore rétréci une belle journée de juin 2007. Ce matin-là, comme tous les précédents, je m’étais levé tôt, m’étais rendu au collège et avais suivi mes cours comme tous les autres. Jusqu’à ce qu’une jeune femme vienne me chercher et me conduise à ma mère effondrée. Son regard était souvent triste mais à ce moment, je pouvais sentir la gravité de la situation. 

Sam est mort. Son bus scolaire a été heurté par un train. Vingt-trois enfants, entre cinq et sept ans, trois accompagnateurs et un chauffeur, tous tués sur le coup. 

Une chemise noire. Une boîte en bois couverte de fleurs. Des larmes. Une ville en deuil. Le début du cauchemar.

Pendant des semaines après le drame, j’évitais le plus possible la maison. Sam y était partout. Je pleurais beaucoup, enfouissant mon visage dans l’oreiller par peur de réveiller Rio, chez qui je restais. 

Puis peu à peu, même si tout semblait différent, la vie a repris son cours. Ma mère a recommencé à sortir de la maison, a recommencé à aller au parc de jeux le dimanche matin avec Nina, à venir me chercher après le collège et à sourire aux blagues pas drôles de Rio. Mais mon père, lui, ne surmontait pas la mort de son fils adoré. Comment l’en blâmer ? 

Au début le changement était imperceptible, un verre de plus par ici, un soir où je m’endormais avant qu’il rentre par là. Puis ce fut un verre lancé contre le mur, des cris remplis de colère et les pleurs de ma mère qui le suppliait de se calmer. Je fixais le plafond et pensais à Nina, toute seule dans sa grande chambre qui devait trembler sous sa couette face à la rage de notre géniteur. J’avais peur moi aussi, mais quand je me faufilais dans sa chambre pour la rassurer, je me persuadais que c’était uniquement pour la protéger et que je n’en avais pas besoin. J’étais devenu un assez bon menteur pour me mentir à moi-même.

Mes parents faisaient chambre à part depuis plusieurs mois quand, un matin, me précipitant dans la chambre de ma mère, j’avais ouvert brusquement la porte, la trouvant assise devant sa coiffeuse, pas encore maquillée. Sa joue était marquée par un hématome jaunâtre. Nos regards s’étaient croisés dans le miroir et j’avais vu toute sa peine. Sans un mot, elle s’était levée et m’avait pris dans ses bras alors que j’éclatais en sanglots. Quelque chose s’était ouvert en moi. Une porte insoupçonnée qui avait laissé un flot de haine engloutir mon esprit. La tristesse avait laissé place à la rage. 

Je n’avais que ma détermination et mon esprit comme armes mais, à ce moment tout était possible. J’allais nous sortir de là.

Une bien maigre stratégie naquit dans mon esprit cette nuit-là. Ma seule issue de secours était l’université, j’avais toujours été un relativement bon élève, je pourrais m’enfuir loin, construire un empire, sauver ma mère et ma sœur, puis le regarder brûler. Les rêves d’un adolescent brisé de seize ans. 

Je commençai à m’éloigner de plus en plus de Rio, qui, alors que je passais mes soirées à travailler et à m’inquiéter, sortait le soir avec ses amis et draguait les filles en découpant des cœurs dans les blobs en plein TP de biologie. Mes dernières années de lycée peuvent être résumées en trois mots : acharnement, peur et labeur. 

Mon père buvait, rentrait tard et débordait de colère tandis que ma mère passait la moitié de son temps à cacher au reste du monde les marques du calvaire que l’autre moitié de son quotidien lui laissait sur la peau et dans la tête. 

Mai 2011. Après des mois de travail acharné, j’ai réussi. Je l’ai fait. L’école pour laquelle j’avais fait tant d’efforts m’ouvrirait ses portes à la rentrée prochaine ! 

J’avais grandi en admirant tout ce que le père de Rio pouvait lui offrir grâce à son statut et c’était désormais à moi de suivre ses pas. Dans quelques mois, je quitterais enfin la grande maison familiale pour rejoindre la capitale et, pierre par pierre, bâtir de quoi offrir une vie à ma mère.

Un membre de notre famille dont j’ignore le nom possédait un petit appartement que j’occuperais pour les années à venir.

Tout dans cette nouvelle ville m’émerveillait. Je passai mon été à en arpenter les rues, marchant seul le long des grands boulevards peuplés. Je prenais le métro bondé du matin et essayais de deviner où tous ces gens pressés allaient. Quelle profession ils exerçaient et quel genre de personne ils aimaient fréquenter. Puis, arrivé à l’autre bout de la ville je passais la journée à déambuler en essayant d’en découvrir chaque recoin. Quand la nuit commençait à tomber, je laissais mes pas me ramener vers chez moi, cherchant de quoi me nourrir le lendemain sur mon trajet. Au bout de quelques jours, je m’étais créé un nouveau royaume, parenthèse calme dans le désastre de ma vie. 

Après avoir exploré les rues, je me mis aux musées. Je passais des heures à déambuler dans les galeries d’art et les expositions de photos. De retour dans mon appartement, je me plaisais à raconter mes visites et à consigner mes œuvres préférées dans divers carnets que j’avais acquis aux quatre coins de la ville, au fur et à mesure de mes balades. Mon préféré était un petit carnet relié vert. La ficelle qui servait à le fermer était usée, les dorures effacées par endroits et les pages jaunies. Il m’avait été offert par le vieil homme qui tenait une boutique de livres anciens. Le crissement de mon stylo sur ses pages épaisses et rugueuses m’avait conquis et les autres carnets modernes, aux pages lisses et souples, me paraissaient bien fades en comparaison. 

Et puis, inévitablement, vint le grand jour. Le 4 octobre de l’année 2011, à exactement huit heures et vingt-trois minutes, je franchis pour la première fois la porte de la prestigieuse école. 

Dix ans plus tard, j’étais arrivé au bout du chemin. J’avais commencé par m’associer avec le père de Rio puis j’avais réussi à monter ma propre compagnie en parallèle. À la surprise de mes anciens collègues qui, soyons honnête, ne pensaient pas me voir réussir, elle s’était rapidement développée. À tel point que j’aurais pu complètement me détacher d’eux mais j’étais resté prudent, gardant précieusement ma place avantageuse. 

J’étais si près de l’objectif... 

Nina avait à son tour fui pour partir étudier de l’autre côté de l’océan tandis que je rendais régulièrement visite à mes parents, toujours attachés au domaine familial. J’avais l’impression que mon père ne changeait jamais, toujours ces mêmes habits bleu marine et ces cheveux plaqués alors que ma mère me paraissait toujours vieillie, malgré ses colorations et son maquillage. À chaque fois que je me garais devant la maison, que je montais l’escalier de pierre ou que je prenais place sur le grand canapé gris, j’étais replongé en enfance, me remémorant une multitude de petits souvenirs précis. Les puzzles avec Nina le dimanche après-midi, les soirées pendant les vacances où l’on avait le droit de regarder la télévision le soir, les larmes qui tombaient sur mon cahier alors que mon père s’énervait après avoir essayé en vain de me faire comprendre mes devoirs de maths. Revenir chez moi me faisait l’effet de vider une maison de famille, je déterrais mes souvenirs heureux à la pelle tout en étant conscient que je ne revivrais jamais de tels moments avec ma famille. Mais cela me soulageait aussi. Je constatais à chaque visite que j’avais encore un peu de temps devant moi. 

En avril 2021, j’étais devenu un de ceux dont on rêvait depuis nos jeunes âges. Pour un œil extérieur, tout semblait parfait. Matériellement, je ne manquais de rien, j’avais même trop. Le douze du mois, je m’étais enfin résolu à ouvrir un dossier qui m’attendait depuis plusieurs jours quand mon téléphone se mit à sonner. Penché sur mon travail, je ne répondis pas. Quand il sonna une deuxième fois, je ne fis pas plus d’efforts. Agacé, j’avais coupé mon téléphone à la troisième tentative. Ma secrétaire avait frappé timidement à ma porte quelques minutes plus tard mais elle aussi, je l’avais renvoyée. 

« C’est à propos de votre mère », avait-elle déclaré à travers la porte. Je m’étais aussitôt levé et avais brusquement ouvert la porte.

« Je suis désolée », avait-elle alors murmuré en fuyant mon regard. Malgré moi, je lui avais arraché le combiné des mains, les doigts tremblants. 

C’était impossible, pas maintenant, pas alors que j’étais sur le point de parvenir à mes fins. 

Les personnes qui m’entouraient s’étaient transformées en vagues formes se mouvant autour de moi alors que je n’écoutais déjà plus la voix de l’homme de l’autre côté du combiné. La pluie torrentielle qui tombait m’assourdissait. Je sortis sur le trottoir, sans but précis, et ma chemise fut détrempée en un instant. La suite, je ne la connais pas.

Ses poings lui avaient porté le coup fatal mais c’était moi qui l’avais tuée. J’aurais dû la sortir de cet enfer plus tôt, j’aurais dû avancer plus vite, quitte à tout risquer. 

La haine m’aveuglait, je haïssais le monde, je voulais lui faire goûter l’amertume de ma haine. Je maudissais le destin et les dieux qui me regardaient sans honte. 

Trois jours plus tard, je contemplais l’inconnu qui me faisait face dans le miroir. Trois pilules jaunes dans la main droite et un verre d’eau dans la main gauche. J’avalai les cachets et vidai l’eau dans le lavabo, ajustai ma veste noire, passai ma main dans mes cheveux par réflexe et sortis enfin de la salle de bain.   

J’avais redouté ce moment toute ma vie. Debout devant la grande église, j’écoutais d’une oreille distraite les condoléances que m’adressaient de parfaits inconnus. Mon esprit s’embrouillait, par moment le grand cercueil était remplacé par un plus petit. Celui d’un enfant. Je revoyais Sam, Nina et ma mère en train de jouer dans le salon. Entendais leurs rires, si vrais, si clairs. 

Il fallait que je parte avant de devenir fou. Ou peut-être l’étais-je déjà. Je quittai la foule de tissus noirs et laissai mes pas me guider jusqu’à chez moi. Dans un sac, je rassemblai quelques affaires, sans aucune logique. Mes poches pleines, je quittai l’appartement sans refermer dernière moi. Quelque part, je savais que je n’y retournerais jamais. 

Quand j’entre dans le bar miteux, la nuit tombe. Je m’assois au comptoir et commande un premier verre. Puis un deuxième, et ainsi de suite. Le gros homme chauve derrière son bar crie dans ma direction. Je l’ignore jusqu’à ce que deux bras me ceinturent et que je sente la morsure du froid sur mon cou nu. Bien. Je n’ai qu’à traverser la rue et rentrer dans la supérette d’en face. J’époussette mon costume froissé et pénètre dans le petit magasin. Les bouteilles tintent quand je les range dans mon sac.

Et voilà. Il n’y a plus rien à raconter. Pour la première fois en vingt-huit ans, j’ai mis mon âme à nu. Rassemblant mon courage, je tourne la tête vers elle. Elle fixe le mur en face d’elle, le visage impénétrable. D’un coup, sa beauté me paraît tellement extrême qu’elle me fait peur. Je veux m’écarter, mettre le plus de distance entre cette femme qui m’attire autant qu’elle me repousse. Mais je ne peux pas bouger. Mon corps ne répond plus aux cris désespérés de mon cerveau. 

Elle lève doucement son bras pour le passer autour de mes épaules et m’attire contre elle. Je ne veux pas, non, je donnerais tout pour qu’elle me lâche et retourne d’où elle vient. D’où que ce soit. Mais je n’ai plus rien à donner. J’essaie de lui résister mais je ne suis plus maître de mon corps. Au moment d’entrer en contact avec son buste, je ne sens qu’un vent froid. J’ouvre les yeux et un hoquet de surprise m’échappe. Je tombe, tombe, tombe. Il n’y a rien autour de moi que le vide. Un rire cristallin retentit dans mes oreilles. 

Je le sais maintenant, Rio. La mort est magnifique.     

   

De la terre au ciel…

C’est l’histoire d’un nuage. Oui, un nuage. Il n’a pas de nom. Vous donnez des noms aux nuages ? 

Il est beau le nuage. Il change souvent de forme et court un peu partout dans le ciel. 

Il a des amis le nuage. Enfin, je ne suis pas vraiment certaine qu’ils soient très proches... 

Il ne parle pas le nuage et nous ne le regardons jamais vraiment. 

N’importe, son histoire elle aussi a le droit d’être contée.

Il me semble... à vrai dire nous n’avons jamais discuté, toutefois il me semble qu’il est né un beau matin, dans les montagnes, près d’un fleuve sinueux. Il faisait plutôt froid en ce matin de printemps. 

Le nuage commençait à s’envoler vers les cieux.

Il ne connaissait rien de la vie.

Le vent était fort ce jour-là, alors le nuage se laissa porter, aveuglément, posément. 

Mais peut-on vraiment faire confiance au vent ?

Au bout de quelque temps, après avoir parcouru nombre de kilomètres, une secousse tira le nuage de sa torpeur.

C’était une colline, une montagne, un pic, formé de roches dures. C’est ici que le nuage perdit une partie de lui, partie, en fines gouttelettes sur le village d’en bas, ce qui surprit les habitants, levant les yeux vers lui.

Le nuage les observa quelques instants, se demandant comment de si petites choses pouvaient faire autant de bruit et être autant agitées.

Feignant d’oublier sa douleur, le nuage poursuivit son chemin, lorsque la nuit tomba sur l’hémisphère nord du monde. 

Surpris, il s’arrêta un moment, regardant au-dessus de lui.

Quelques petits points scintillants commençaient à apparaître dans ce que les hommes appellent le ciel.

Le nuage les admira un moment puis baissa de nouveau les yeux.

En bas aussi scintillaient des milliers de petites lumières... mais elles étaient bien moins belles.

Au matin, notre héros du monde d’en haut fut surpris par un chatouillement sur le dessus de son dos. Par reflexe, il se retourna et aperçut un étrange bolide tout de blanc vêtu, volant à vive allure vers le sud.

Les hommes sont d’étranges êtres insaisissables. 

Ce jour-là et les jours qui s’ensuivirent, le nuage et bon nombre de ses comparses restèrent à leur place, faisant peser une légère ombre sur l’océan Atlantique.

C’est ici que je l’ai vu, pour la première fois. Il semblait grossir de seconde en seconde.

Un phénomène fascinant en réalité. 

Le lendemain, je le trouvai un peu plus loin, un peu perdu, se dirigeant vers la route avant de bifurquer vers les champs.

Non, il ne suivait pas le sens du vent.

Je crois que lui aussi m’avait vue. 

Étrangement, sa forme ronde se changea en celle d’un animal, un félin je crois, puis disparut pour laisser place au bec d’un rapace.

Je souris.

Il est beau le nuage.

Il voulait descendre.

Je voulais monter.

Il voulait être moi et connaître un peu mieux les hommes.

Je voulais être lui et connaître un peu mieux les cieux.

Et la nuit tomba de nouveau ; je rentrai dans ma coquille et calmai mon esprit. 

Je croyais les choses du ciel éternelles. 

Il était parti le nuage. Et la pluie s’était abattue sur la ville.

Il devait avoir mal, le nuage.

Je laissais l’eau couvrir mon visage et mes mains.

Il était descendu... mais pas comme il l’aurait voulu.

C’est idiot, n’est-ce pas ?

Nous partons en montant là où les nuages naissent.

Ils redescendent là où nous vivons...

Ne seraient-ils pas un peu de nous ?

Peut-être regarderez-vous les nuages aujourd’hui.

Étrange métamorphose, curieuse plasticité dont j’ai perçu la vie et pressenti l’esprit.

Les hommes qui ne savent rien mais qui parfois sont pure poésie ont inventé pour ton jumeau terrestre un mot balbutiant qui s’évapore dès qu’on le prononce.

Alors je t’appellerai Blob, mon souvenir d’ami...

C’était l’histoire d’un nuage. Oui, un nuage. Il n’avait pas de nom. Vous donnez des noms aux nuages ? 

Sarah

– Qui t’a dit que je te détestais ? me demanda-t-il en souriant niaisement avant de bâiller à s’en décrocher la mâchoire. 

– Personne, il suffit de voir comment vous agissez avec moi habituellement, c’est-à-dire quand vous êtes en pleine possession de vos moyens, lui répondis-je en m’efforçant de rester calme. 

Il se mit à rire en s’affalant sur le bureau. 

Mon Dieu ce que peut vous faire faire l’alcool. 

– Je ne te déteste pas… dit-il en suspendant sa phrase, mais disons qu’il est préférable de toujours garder un œil sur toi. Au cas où tu aurais l’idée saugrenue d’entrer dans la bibliothèque royale ultra sécurisée avec un faux laissez-passer par exemple, continua-t-il d’un air moqueur. 

– Vous le saviez ?? dis-je soudainement paniquée à l’idée que cela parvienne aux oreilles de la reine. 

– Certains sont morts pour moins que ça, tu sais ? ricana-t-il tout fier de son annonce. 

Je ne savais pas trop quoi en penser, malgré son état déplorable qui ne me permettait pas de définir clairement ses intentions, il ne semblait pas tenter de chantage et en y réfléchissant s’il avait voulu me dénoncer, il l’aurait fait plus tôt. Je me demandai même s’il n’était pas la raison pour laquelle ça avait été si facile d’entrer dans le bâtiment. 

– J’ai sommeil, je vais dormir, dit-il abruptement. Ah, et tu peux me tutoyer, tu sais... balbutia-t-il avant de s’endormir sur mon bureau et de se mettre à ronfler doucement. 

Il était presque mignon comme ça… 

Je repris vite mes esprits et me rendis compte que fixer les gens dans leur sommeil n’était pas très rassurant et que je devrais sans doute m’en aller puisque le prince n’avait pas l’air de vouloir bouger. 

J’avais prévu de me reposer un peu avant d’y aller, mais un petit détail me gênait. Il était endormi sur MON bureau, dans MA chambre. Il était impossible que je dorme dans la même chambre que lui. Ça ferait jaser et les personnes opposées au mariage risqueraient de l’utiliser contre moi. Le simple fait qu’il se trouve dans ma chambre pourrait me causer des ennuis, je ne pouvais donc pas demander une nouvelle chambre, sans compter qu’Arthur était complètement soûl. Je décidai donc d’aller faire un tour en attendant que Sa Majesté veuille bien se réveiller, peut-être qu’il était déjà l’heure après tout. 

Je me dirigeai vers les jardins encore illuminés pour le bal de ce soir, mais qui ne tarderaient pas à s’éteindre. J’avais déjà eu la chance de me promener dans les jardins du palais, mais jamais dans cette partie-ci. La reine y avait installé un zoo rassemblant des animaux particuliers et une partie était réservée aux slimes, j’avais entendu dire que le plus vieux blob du monde était ici. C’était peut-être intéressant, mais honnêtement, ça m’était égal et j’avais très peu envie d’observer les curiosités exotiques de cette femme excentrique. J’esquivai donc l’entrée du zoo et m’enfonçai plus loin dans les jardins. Si je me souvenais bien, il aurait dû être là. Et effectivement, il se tenait là, observant les orchidées, la lune illuminant la scène, faisant ressortir ses longs cheveux blancs qui flottaient au gré du vent… 

Il tourna la tête vers moi de façon à ce que je vois une larme rouler sur sa joue de porcelaine. Le spectacle était à fendre le cœur. Sa beauté presque irréelle lui donnait une aura surnaturelle. Je m’approchai doucement de lui comme on s’approcherait d’une bête craintive. 

– Vous allez bien ? demandai-je le plus doucement possible. 

Il afficha un sourire triste et au même moment une voix se fit entendre, quelqu’un criait un nom, sans doute à la recherche de quelqu’un. L’inconnu aux cheveux blancs se retourna vers le bruit puis revint vers moi, il fit une simple révérence avant de s’éloigner vers la voix. 

Je restai là, me repassant en tête la scène à l’infini.

– Tu baves, Sarah. 

– Hum… Quoi… ? répondis-je toujours un peu endormie. 

– Tu baves, Sarah, répéta mon frère, me tirant définitivement de mon rêve.

  Et c’est pour ça que tu me réveilles, lui dis-je passablement agacée. 

Le rêve dont il m’avait tirée était très agréable et en vérifiant le GPS, je pus m’apercevoir qu’il nous restait encore deux heures de route. Je lui lançai un regard noir et m’apprêtais à lui faire ravaler le petit sourire en coin qu’il avait avant de remarquer le téléphone qu’il tenait dans sa main.

  Sérieusement, Sasha ? Efface la photo immédiatement ! me mis-je à crier.

– Tu rêves, elle est trop belle, ricana-t-il en éloignant le plus possible le téléphone de moi.

Je détachai ma ceinture avant d’attraper son bras et de ramener l’appareil vers moi. Mais Sacha lâcha le téléphone et me bloqua le passage de manière à ce que je ne puisse pas l’atteindre. J’allais me mettre à lui crier dessus, mais ma mère est intervenue.

– Mais c’est pas bientôt fini derrière !? Sarah, tu te rattaches immédiatement et Sasha, tu m’effaces cette photo, tu m’entends ! Non mais on aura tout vu, l’autre qui se détache sur l’autoroute, continua-t-elle à marmonner. On pourrait penser qu’ils vont grandir, mais non ! Ils continuent d’agir comme des gamins de huit ans. Je vous préviens, pas de ça chez mamie, c’est bien compris ?!

– Oui maman, répondîmes-nous en chœur.

Je lui envoyai un dernier regard noir et il me répondit par une grimace avant de se détourner et de regarder par la fenêtre. Je fis de même et récupérai mes écouteurs qui avaient volé pendant la bataille. Je choisis une playlist en espérant retourner là-bas dans un futur hypothétique et regardai défiler le paysage.

II faut croire que je m’étais endormie finalement, à en juger par mon torticolis et mon front glacé par le contact de la vitre. La voiture était arrêtée devant une petite maison isolée et je pouvais voir ma mère et mon frère devant la porte avec ma grand-mère, c’étaient sans doute leurs voix qui m’avaient réveillée. Comme si elle l’avait senti, ma grand-mère tourna les yeux vers moi et me sourit. Les deux autres se tournèrent alors vers moi, ma mère me faisant un signe pour m’indiquer de sortir. Je quittai donc la voiture et m’engageai sur le petit chemin menant à la porte.

– Voilà la marmotte, déclara ma mère, une moue sur le visage, il était temps dis donc.

– Entrez, dit ma grand-mère, on sera bien mieux à l’intérieur, la nuit commence à tomber. J’ai fait une petite soupe pour ce soir, tu restes manger Nathalie ? ajouta-t-elle en se tournant vers sa belle-fille.

– Nan nan, vous inquiétez pas, je repars pas très loin pour le boulot, c’est à une heure d’ici, ça ira merci, répondit ma mère.

– D’accord, comme tu veux, allez récupérer vos affaires les enfants, et installez-les dans votre chambre.

Nous retournâmes à la voiture sortir nos sacs puis nous nous dirigeâmes vers l’étage. On dit au revoir à maman depuis la fenêtre et je m’empressai de sortir mon livre.

– Sérieusement ? On vient d’arriver et tu vas déjà t’enfermer dans la chambre ? me questionna Sasha. Viens au moins en bas avec nous.

– OK, répondis-je à contrecœur, mais je continue ma lecture.

– Tu lis quoi, je pourrais te l’emprunter ?

– Un roman fantaisiste avec un trouple que j’ai commencé à lire sur Wattpad avant qu’il soit publié.

– Uhg, fit-il d’un air dégoûté, les romans à l’eau de rose, très peu pour moi merci.

  Nan, mais à part les quelques moments ultra clichés que je viens de passer, c’est pas mal du tout. Et j’aime bien le caractère de l’héroïne.

– Uhm, grommela-t-il simplement en finissant de dévaler les escaliers.

– Vous avez faim les enfants ? nous demanda ma grand-mère. La soupe est presque prête, vous pouvez mettre la table.

– Oki doki.

Je mis la table avec Sasha puis il s’assit à table avec ma grand-mère pour discuter et je me mis sur le rebord de la fenêtre, on avait mis des coussins avec ma grand-mère quand elle s’était aperçue que je passais tout mon temps-là.

Lorsque la soupe fut prête, on se mit à table, la conversation était fluide et elle arrivait à me faire rire. Toutefois, j’avais très envie de remonter dans la chambre. Je leur dis bonne nuit, rassurant ma grand-mère inquiète que je mange si peu en lui disant que je n’avais juste pas très faim et ignorant la remarque de mon frère sur mon sommeil qui allait croissant dernièrement.

J’arrivai dans la chambre et sortis mon carnet, le dernier script que j’avais écrit n’avait pas pu se dérouler entièrement, il fallait donc que je retourne dans les jardins. J’écrivis rapidement mon nouveau script en ajoutant des choses que j’avais lues avant de manger. Il y avait un peu moins de précisions que d’habitude, mais ça devrait aller. Une fois satisfaite, je me mis en pyjama, coinçai mes écouteurs dans mes oreilles, lançai la musique et me mis à respirer, j’avais tellement pris l’habitude de partir que la phase d’auto persuasion n’était même plus nécessaire. Je sentis mes paupières vibrer et une sensation familière d’être aspirée hors de mon corps. Puis ça s’arrêta et j’ouvris les yeux. 

J’étais de nouveau dans les jardins du palais. Le vent du soir me hérissait les poils et les lumières étaient éteintes. Je vérifiai que personne ne m’avait vue, puis m’autorisai un petit instant de jubilation face à la rapidité avec laquelle j’avais shifté¹ cette fois-ci, quand je pensai qu’au départ cette sensation d’être happée m’avait fait si peur que je ne voulais plus jamais réessayer. Fort heureusement, j’avais persisté et après moult essais, j’avais réussi.

Passé ce moment d’auto gratification, je me dirigeai vers l’intérieur du palais, d’après ce que j’avais écrit Arthur devait s’être réveillé. Je remontai le couloir vers ma chambre et m’arrêtai devant une porte qui n’était pas là dans mes souvenirs. Je savais bien que je n’avais pas mémorisé toutes les portes du palais, mais une porte comme celle-ci, ça ne s’oubliait pas. J’avais très envie d’avoir la conversation à laquelle j’avais pensé avec Arthur, mais je voulais savoir ce qu’il y avait derrière cette porte.

Au final, je me décidai, sans doute n’y aurait-il rien d’intéressant, mais un petit coup d’œil ne pouvait pas faire de mal. J’ouvris la porte et quelle ne fut pas ma surprise de voir une splendide bibliothèque. La pièce était ronde, sur plusieurs étages, et les livres semblaient avoir des siècles. Je n’étais pas au courant de l’existence d’une telle pièce, même pas dans ma lecture, ça devait sans doute venir de la vitesse à laquelle j’avais écrit mon script. Curieuse, je décidai de faire un petit tour. En passant devant les rayonnages, j’aperçus un filet de lumière entre deux étagères. Je passai mes doigts sur les livres, espérant ainsi actionner un mécanisme qui me permettrait d’aller de l’autre côté. Alors que mes mains pianotaient sur les couvertures, un courant d’air ouvrit le panneau de bois, j’avançai d’un pas et me retrouvai dehors. Je fronçai les sourcils, face au spectacle devant moi. Je pouvais voir mon frère et ma grand-mère discuter à la table de la cuisine, il lui montrait une vidéo et elle se mettait à rire. Je me trouvais dehors derrière ma fenêtre. Je commençais à trouver l’expérience quelque peu dérangeante, c’était la première fois qu’une chose pareille m’arrivait et j’espérais bien la dernière. Je me retournai pour retourner dans le palais, mais il n’y avait plus rien, je ne voyais que le petit sentier menant à la route, route que je ne voyais pas non plus, il n’y avait que du noir qui semblait avaler la fin du sentier. En regardant autour de moi, je pus constater que c’était la même chose tout autour de la maison. J’essayai d’ouvrir la porte, mais je n’arrivai pas à abaisser la poignée, peu importe la force que je mettais, elle ne bougeait pas d’un pouce. 

J’essayai de contenir la panique que je sentais monter en moi et me dirigeai vers la fenêtre. Mon frère et ma grand-mère étaient toujours derrière, je toquai à la fenêtre, mais aucun bruit ne se fit entendre, je réitérai mon geste, mais toujours rien. Je perdais pied, la panique me faisait voir flou et je n’avais qu’une peur, celle de me retrouver dans une réalité que je n’aurais pas choisie comme c’était déjà arrivé à certains. Mon safe word², c’est ça ! Mon safe word ! Un mot et je sors d’ici ! Sapin ! Sapin ! Sapin !

À mesure qu’il ne se passait rien et que je hurlais ce stupide safe word qui était censé me ramener dans ma CR³, dans le VRAI monde. Il devait y avoir une solution, je devais trouver une solution. Shifter à nouveau, je pouvais le faire, dans ma DR mon safe word devrait fonctionner. Confiante, je me forçai à respirer et éloignai la pensée disant que j’échouerais peut-être. Je me plaçai dans l’herbe et me concentrai sur les jardins du palais. Je sentais la sensation familière du changement de réalité et rouvris les yeux au même endroit que la première fois. À peine eus-je le temps de célébrer ma victoire qu’un vent violent s’abattit, je courus à l’intérieur et refermai la porte avec fracas. Mon cœur rata un battement à la vue de la bibliothèque dans laquelle j’avais atterri. L’étagère était complètement ouverte et je pouvais voir la maison. Je me retournai vers la porte et tentai de l’ouvrir avec toute la force que je possédais. Je tirai, je poussai, je frappai, mais rien ne faisait effet et je ne pouvais que hurler ma frustration.

Je m’effondrai sur le sol, suffocante de panique, les larmes coulant sur mes joues sans s’arrêter. J’étais terrifiée et en pleine crise de d’angoisse. Je devais sortir de là à tout prix, mais j’étais incapable de raisonner ou de retenter ma chance en shiftant. Mais il fallait que je réessaye et il fallait que j’y arrive. Je restai prostrée comme ça pendant une bonne vingtaine de minutes avant de reprendre possession de mon corps et de sécher mes larmes tant bien que mal. Je m’allongeai sur le carrelage glacé de la pièce et recommençai ce qui était maintenant mon rituel depuis trois mois. Il était hors de question qu’un clone contrôle mon corps et que je rate une journée chez ma grand-mère. Avec ses affirmations en tête, je me sentais de nouveau partir.

***

– Bonjour.

– Bonjour monsieur Delort, vous venez voir votre sœur ? questionna l’aide-soignante même si elle connaissait déjà la réponse.

– Oui, vous savez où elle est ?

– Dans le jardin, elle vous attend.

Il soupira, mais ne releva pas, il avait depuis longtemps cessé d’espérer.

– Merci, dit-il avant de s’avancer vers l’allée menant au jardin.

Sa sœur était assise sur un banc, on avait l’impression qu’elle regardait le paysage montagneux devant elle, mais en s’approchant, on remarquait son regard vide fixé vers l’horizon. Elle tenait un vieux livre serré contre elle, abîmé par les multiples tentatives de le retirer des mains de la jeune femme.

Il s’assit à côté d’elle, le regard vers l’horizon, essayant d’apercevoir ce qu’elle seule semblait voir.

Même en sachant ne pas obtenir de réponse, il entama la conversation :

– Salut Sarah, ça fait sept ans déjà.

¹ Shifting : pratique consistant à changer de réalité vers un univers préalablement scripté (peut être rapproché à un voyage astral).

² Safe word : Mot qui permet de quitter la DR.

³ CR : Current reality/réalité actuelle (vrai monde).

4 DR : Desired reality/réalité désirée. 

5 Clone : Chose qui remplace la personne dans sa CR lorsqu’elle est dans sa DR.

Où suis-je ?

Une goutte. Deux, puis trois. Je me réveille. Où suis-je ? Tout ce que je peux dire, c’est que l’endroit est sombre. Lentement, je commence à me déplacer. J’ai faim. Je cherche. Rien. Même perdu, je continue. Un obstacle. Qu’est-ce que c’est ? Je goûte, méfiant. Oh ! c’est un flocon d’avoine. Génial. Je le mange, puis je poursuis mon exploration. Un autre flocon. Combien y en a-t-il ? L’endroit dans lequel je suis est-il si vaste ? J’ai tout de même l’impression de tourner en rond. Ça doit faire trois jours que je suis là et je n’ai toujours croisé personne. Cependant, je me sens observé. La nuit, un étrange point rouge semble me fixer. Qu’importe où que j’aille, je sens son regard peser sur moi. Le jour, je vois un immense cube gris, immobile. Je me rapproche, tant que la luminosité est encore bonne. Il ne s’enfuit ni ne réagit. Je rencontre une barrière invisible qui m’empêche d’aller plus loin. Je suis arrivé à une frontière. Il faut que je découvre ce qu’il y a de l’autre côté. Je grimpe, mais le sol m’arrête. Comment est-ce possible ? Comment puis-je toucher le sol et… Je n’ai plus toute ma tête mais je peux réfléchir. Existe-t-il dans ce monde un sol parallèle à celui sur lequel on marche ? Je peux en conclure que je suis enfermé, même s’il semble bouger un peu lorsque je m’appuie dessus. Cet endroit est décidément très différent de là où je vivais. Je peux cependant voir au-delà de la frontière et constater que des animaux fixes ornent la pièce : oiseaux, lièvres, reptiles ; ainsi que des meubles remplis de feuilles et d’objets inconnus. J’aimerais communiquer avec quelqu’un, lui demander où je suis et qu’il me renseigne sur cet endroit inconnu. J’aimerais tant que mes deux meilleurs amis Jack et Mike soient avec moi. D’ailleurs, comment se fait-il qu’ils ne soient pas ici ? Et comment suis-je arrivé là ? 

Ce dont je me rappelle, c’est que j’étais avec eux dans le désert. Il y avait avec nous tout un tas de gens et d’animaux divers. On se reposait dans le sable. J’entendis un bruit sourd, puis le silence. Ensuite, c’était comme si j’étais tombé dans le coma : il n’y avait rien, pas un son, personne, je ne pouvais plus bouger, c’était comme si je ne vivais plus. Ça m’a paru long, très long. J’aime bien apprendre, et communiquer, découvrir de nouvelles choses. Apprendre seul c’est bien, mais apprendre avec ses amis c’est encore mieux. Ici, rien ne peut m’apprendre quoi que ce soit à part ce cube gris. Je me demande s’il peut parler. Je décide donc de l’interpeller :

– Excusez-moi, savez-vous où on est ?  

Pas de réponse.

 – Savez-vous s’il y a d’autres personnes ici ?  

Toujours pas de réponse. On dirait bien que je ne saurai jamais. 

Cet endroit est assez vide. À part moi, cette frontière, ce cube gris et ce sol parallèle, il n’y a rien. Même les flocons d’avoine ne sont plus… Mais, c’est un congénère que je vois là-bas ! Je crois reconnaître l’odeur de ses molécules. Je soulève la trappe de cette prison, malgré son poids, mais ma détermination m’en donne la force. Je suis dehors. Le sol est tiède, je dirais environ vingt-cinq degrés. Je dépasse le cube gris, et j’arrive à la hauteur de cet inconnu. À nouveau, je soulève une trappe et y pénètre. Premier contact. J’apprends qu’il vient du désert, comme moi. Ensuite, je découvre qu’il s’appelle Jack. Je lui donne mon nom. Impulsion électrique et nous nous reconnaissons. Mon meilleur ami est ici avec moi, dans cette boîte.

– Mike est là, lui aussi ? lui demandai-je.

– Je ne sais pas, mais il semble qu’il y a une autre boîte là-bas. Ça fait longtemps que tu es enfermé, toi ?

– Je dirais six jours. Et toi ?

– Pareil. Je t’ai vu lorsqu’ils t’ont emmené. J’étais le prochain.

– Comment ça « ils » ? Qu’est-ce qu’ils étaient ? le questionnai-je. 

– Très grands, et nombreux. Rien à voir avec nous.

– Allons retrouver Mike. 

Sur ce, nous partons. Arrivés à sa cellule, nous entrons. Nous nous connectons et échangeons nos identités et sommes heureux de nous retrouver. Nous avons faim. Cette pièce est remplie de bactéries. Nous mangeons donc. Il faut que l’on sorte d’ici.

– Je pense savoir comment nous pouvons nous échapper, leur dis-je.

– Partage-nous ton idée, intervient Mike.

– Cette salle est habitée. Les êtres qui vivent ici ne vont s’en doute pas tarder à revenir. Je propose que nous nous cachions et lorsqu’ils seront là, que nous nous en allions en douce. 

– Pas mal, consentit Jack. 

Peut-être que je devrais me reposer un peu, pour prendre des forces pour la suite. Après ce qu’il me semble être une éternité, un bruit fracassant me réveille. Des dizaines d’êtres vivants accourent autour de nos boîtes. Le soleil pénètre à l’intérieur de ma cachette et me réchauffe. Je réalise que je vais vite me faire prendre. Un échange moléculaire me permet de signaler à mes amis que c’est maintenant ou jamais. On prend la fuite, malgré notre lenteur. Soudain, un cri, de la part de l’un de ces êtres. Puis, l’un d’entre eux, qui semble être plus âgé que les autres, déclare :

– Eh bien, on dirait que nos blobs se sont échappés. Ils ne doivent pas être bien loin. Cela ne nous empêchera pas de faire ce que j’avais prévu puisqu’avec la caméra équipée pour filmer de jour comme de nuit que nous avons laissée, nous pourrons quand même étudier les déplacements qu’ils ont effectués cette semaine. Ceci fera l’objet de notre TP du jour.  

Nous sommes sains et saufs, de retour dans la nature. La maison me semble loin, nous allons donc devoir nous habituer à ce nouveau climat. Nous avons, je pense, échappé au pire. Qui sait ce qui aurait pu nous arriver ?

Dernière nuit

3022, dans l’espace...

 

Le vaisseau serait bientôt sur Vénus. Le commandant Steve Arlington, chef de l’armée américaine s’en était assuré. Cela faisait cent-neuf jours que lui et son escadron voyageaient dans l’immensité noire de l’espace pour atteindre leur objectif : Vénus.

Demain, à l’aube du cent-dixième jour, il mettrait fin à l’invasion blobique en anéantissant ces organismes qui peuplent la planète bleue. 

Le commandant sourit tristement en repensant à ce que lui disait son grand-père. Pour lui, les extraterrestres existaient et étaient des êtres à part entière qui vivaient dans le même univers que le leur. Celui-ci était trop vaste pour que la vie se résume à la planète Terre. S’il avait vécu un peu plus longtemps, il aurait pu avoir la preuve, qu’en effet, il existait, sur une autre planète du système solaire, une autre sorte de vie : les blobs. 

Cela faisait cent ans désormais qu’une lutte sans merci avait lieu sur la planète Terre. Ce qui n’était au début qu’une trouvaille dans un jardin en 1973 s’était révélé être cinquante ans plus tard, un véritable danger et non plus un inoffensif champignon. Au départ minuscules, ils grossissent quand on leur donne de la nourriture et n’hésitent pas à se déplacer pour en réclamer. Sauf que leur faim s’accentue au fur et à mesure du temps jusqu’à ce qu’ils désirent encore plus. Alors, en 2022, le premier humain, un professeur de sciences, fut dévoré par plusieurs blobs dont la faim était devenue insatiable. 

Cette première mort avait été médiatisée et tous les dirigeants des pays, rois, présidents ou même sultans avaient ordonné la destruction de ces êtres effroyables. Malheureusement, les blobs avaient des propriétés que l’humanité ignorait et elle en paya les frais. En effet, Les blobs avaient évolué mentalement à la manière des humains et étaient devenus, au minimum, aussi intelligents qu’eux. C’est à partir de là que le massacre avait débuté. En 2025, l’Australie avait été envahie par les blobs qui ordonnaient aux humains de les emmener dans les pays à détruire. Ainsi, ils pouvaient emprunter des navires ou des avions pour voyager plus rapidement. L’humanité fut prise au dépourvu et malgré l’arme nucléaire, les blobs dotés de plus de sept-cent-vingt sexes se multipliaient toujours plus vite et ne se satisfaisaient plus de flocons d’avoine et de champignons. L’invasion blobique avait commencé. 

Les organismes avaient commencé leur invasion par les lieux éloignés du reste du monde. Les îles, le Japon et l’Australie furent donc les premiers à se faire envahir et dévorer sous l’œil larmoyant de l’humanité qui, malgré les armées qu’elle envoyait, n’arrivait pas à tenir tête aux blobs. Même les bombes atomiques envoyées par le président de l’époque, Joe Biden, n’avaient pas suffi. Ce jour avait plongé l’humanité dans l’effroi. Il ne restait plus rien, seulement un gros cratère à l’emplacement des anciens pays. Mais cela avait au moins servi à stopper les blobs. Pour un temps.

Puis ce fut au tour de l’Asie en 2056 ; la conquête se poursuivit avec le continent africain en 2074. 

En 2080, les blobs s’attaquèrent à l’Europe comme ils s’y étaient attendus. Les scientifiques avaient mis au point des balles contenant du gaz carbonisant qui tuait les organismes. Les camions de pompiers avaient changé. Au lieu de lancer des jets d’eau, c’était à présent des flammes ardentes qui en sortaient, terribles serpents orangés servant à mettre fin à l’invasion blobique. Malheureusement, en 3008, l’Europe tomba à son tour. 

Il ne restait désormais que l’Amérique qui luttait depuis quatorze ans pour rester en vie. La chaleur qui régnait dans le pays n’avait cessé d’augmenter depuis un siècle, alors les blobs les avaient pris pour cible en dernier. 

Mais cinq ans plus tôt, la Terre avait pris une grande décision : créer le plus grand vaisseau spatial jamais conçu pour se rendre sur Vénus et anéantir la menace à la racine. En effet, en 2031, Thomas Pesquet s’était rendu dans l’espace pour découvrir d’où provenaient les blobs, puisque la théorie des extraterrestres devenait de plus en plus plausible. Il avait visité certaines planètes contenant de l’eau jusqu’à arriver sur Vénus. Là, il avait prélevé des échantillons comme il l’avait fait sur les planètes précédentes. Mais cette fois-ci, il trouva l’ADN des blobs. Il était identique à celui des spécimens ravageant leur civilisation. Cette incroyable découverte avait ravi les scientifiques, mais ils s’étaient tout de même opposés à un voyage, ils ne voyaient pas comment ils avaient pu venir sur Terre. Et puis, les humains étaient beaucoup trop occupés à se défendre contre les blobs. Sauf qu’à présent, il ne restait que l’Amérique et elle ne pourrait pas se protéger éternellement. La décision fut donc prise et un vaisseau spatial fut créé : le Shooting Star.

Steve en était le commandant et remplirait bientôt sa mission. 

Dès demain, la menace serait éradiquée, et avec elle, tout le sang qui avait été versé serait vengé. 

Les blobs avaient fait de Vénus leur quartier général et envoyaient sans cesse de nouveaux blobs sur Terre. Mais les bombes et les gaz carbonisants en finiraient avec eux. Une bonne fois pour toutes. 

– Commandant, nous arrivons très bientôt !

Wally Betz, son second, lui désigna la planète qui se voyait à présent. Steve s’approcha pour apercevoir le monde qui abritait tous ces monstres.

Un sourire éclaira son visage maussade. Ils étaient arrivés. Dans une trentaine de minutes, l’aube se lèverait et avec elle, une nouvelle ère verrait le jour. 

Il regardait Wally, qui souriait trop pour son si petit visage. 

– C’est bientôt l’heure, souffla-t-il ému. La fin de nos problèmes se trouve ici.

Steve hocha la tête. 

– Va dire aux autres de préparer les bombes et les gaz, que la tuerie commence et qu’on en finisse !

Wally se téléporta presque dans le couloir. Le commandant appréciait cet homme chaleureux qui faisait partie de son entourage de confiance. C’était lui qui s’était occupé de l’approvisionnement du Shooting Star. Son intelligence était telle qu’il avait contribué également à la construction du vaisseau. 

Steve se détourna du couloir où s’était engouffré son ami pour se concentrer sur la photo qui ornait son bureau. Son mari et son fils, souriant à l’objectif, avec le Colorado en guise de décor. Bientôt, il les reverrait et tous les trois pourraient enfin mener une vie sans danger. 

Apaisé, il regarda Vénus se profiler à l’horizon à mesure que le Shooting Star se rapprochait. 

Soudain, il entendit le bruit excitant des canonniers se délier des entrailles du vaisseau, leur gigantesque pointe dirigée droit sur la planète jaune. Bientôt, des gaz carbonisants déferleraient sur elle sans que ses occupants ne puissent rien y faire. 

Complètement apaisé, Steve attendait désormais que son équipe place les bombes de gaz. 

Tout à coup, la porte coulissante par laquelle était sorti Wally s’ouvrit sur un des techniciens, complètement affolé. 

Le sourire du commandant disparut d’un coup, remplacé par une inquiétude féroce. 

– Que se passe-t-il ?

Le technicien bafouilla avant de prendre une grande inspiration puis réessaya :

– Ce sont les bombes, Commandant, elles sont vides.

Steve tomba des nues et se laissa choir dans un fauteuil.

– Pardon ? 

Steve ne comprenait pas. Comment était-ce possible ? 

– Mais bon sang, nous l’aurions su si elles étaient vides ! 

– Eh bien non justement, fit un autre technicien qui déboula dans la salle.

Steve fronça les sourcils et demanda à l’homme de s’expliquer. 

– Commandant, c’est Wally Betz qui a contribué à l’approvisionnement du vaisseau. Et c’est donc lui qui s’est occupé des bombes… dit-il en regardant le commandant droit dans les yeux. Voyez-vous où je veux en venir ?

Steve commença à comprendre ses accusations mais refusait d’y croire. 

– Vous êtes en train de me dire que Wally aurait fait exprès de placer de fausses bombes dans le vaisseau ? Mais c’est complètement absurde !

– J’ai aussi un peu de mal à y croire, admit le technicien. Mais je le trouve louche depuis quelque temps.

L’autre homme hocha la tête, songeur. 

– C’est vrai que ce qu’il a fait sur Terre était bizarre. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi vous l’avez autorisé à faire une chose pareille, Commandant, déclara-t-il en lui jetant un regard.

L’autre hocha la tête d’un air approbateur. Steve, pour sa part, était complètement perdu. 

– Je peux savoir de quoi vous parlez exactement ?

Les techniciens plissèrent les yeux, suspicieux. Ils fixaient le visage du commandant mais constatant au fil des secondes que Steve était sincèrement perdu, ils se regardèrent puis reportèrent leur regard sur lui qui ne comprenait rien. 

– Dites quelque chose, bon sang !

– Eh bien, vous lui avez donné un laissez-passer pour qu’il puisse s’occuper lui-même de toutes les bases militaires d’Amérique, non ? expliqua l’un des techniciens. 

– Il possédait un papier signé de votre main, Commandant, renchérit l’autre.

– Il les a visitées une par une sous votre ordre, reprit le premier.

Steve était à présent livide. Il enregistrait les informations que les deux hommes lui donnaient. 

– Je n’ai jamais fait une chose pareille. Jamais il ne m’en a parlé et je n’ai signé aucun papier.

Les deux techniciens se regardèrent à nouveau puis pâlirent à leur tour. 

– Êtes-vous sûrs de ce que vous avancez ?

– Tu devrais les croire, Steve. Ils ne mentent pas.

Tout le monde se tourna vers l’entrée de la pièce où Wally se tenait, un pistolet carbonisant à la main. 

L’un des deux techniciens ouvrit la bouche pour crier mais n’en eut pas le temps puisqu’une balle explosa son crâne. Du sang gicla, mais Steve n’eut pas le temps de se remettre de ce spectacle macabre que le corps prenait déjà feu. 

Les alarmes du Shooting Star s’enclenchèrent, mais le commandant n’avait d’yeux que pour Wally qui abaissa son arme. Le jeune homme regardait le technicien brûler sans que cela ne l’atteigne outre mesure. 

L’autre homme leva les mains en l’air en reculant lentement vers le commandant.

– Vous croyez toujours que c’est un gentil garçon, Commandant ? souffla-t-il.

Steve resta abasourdi quelques instants, refusant de croire ce qui était en train de se passer. Puis, avec une lenteur due au choc, il regarda ledit gentil garçon. 

– Une explication, Wally ? demanda-t-il d’une voix sourde.

Pour toute réponse, l’autre rit.

– Que c’est libérateur ! s’exclama-t-il en levant les deux bras en l’air. Depuis le temps que j’attends ce moment !

– Il a perdu la tête, murmura le technicien encore en vie. On va tous mourir. 

Steve, d’apparence calme, scrutait son second en quête d’explication. Il ne comprenait plus rien. Il avait tout d’abord visité toutes les bases militaires en prétendant être sous ses ordres. Puis maintenant… ça.

Il guettait le bruit de bottes provenant du couloir suite aux alarmes déclenchées par le feu. Des hommes auraient dû débarquer depuis longtemps, mais aucun bruit ne venait briser le silence hormis le rire hystérique de Wally qui ne désirait visiblement pas s’arrêter. 

Le commandant finit par comprendre qu’il n’obtiendrait pas de renfort. Steve devait laisser la trahison qu’il ressentait de côté pour se focaliser sur une façon de se sortir de là. Il devait occuper son second pour atteindre son bureau où un flingue l’attendait bien sagement. 

– L’espace ne te réussit pas, mon ami ?

Un pas en arrière. 

Puis un autre.

Wally riva son regard dans le sien en faisant tourner nonchalamment son pistolet autour de son doigt. 

– Franchement, c’est bientôt la fin pour toi. Tu n’as pas de questions plus pertinentes à poser ?

Le technicien hocha la tête à cette idée et l’encouragea du regard. 

– Allez-y, Commandant. Qu’on ne meure pas idiots.

Steve recula encore.

– Le problème c’est que j’en ai beaucoup. Pourquoi ne pas me faire un résumé dans l’ordre ? demanda-t-il calmement comme si Wally ne tenait pas un pistolet dans sa main.

Wally sourit. 

– Très bien. Parlons tout d’abord de ces visites dans les bases militaires. J’ai falsifié un accord avec ta signature, mais ça tu le savais. Tu es un homme important en Amérique. Le respect qu’a la population pour toi m’a facilité la tâche.

– Mais certains demeurent sensés. Comment se fait-il que personne ne m’ait prévenu ?

Son second plissa les yeux. 

– Je ne les ai pas laissés faire, Commandant.

Steve serra les dents. Combien d’hommes ce timbré avait-il tués ? 

– Quel était le but de ces visites ?

Il était à présent certain que ces visites étaient tout sauf anodines. 

Pour toute réponse, Wally haussa les épaules. À présent, Steve avait presque atteint son bureau.

S’il tirait assez vite, peut-être pourrait-il se sauver lui et le technicien qui était en train de se faire dessus. 

– Et les bombes, qu’en as-tu fait ?

Wally éclata de rire. 

– Elles sont à leur place. J’en ai seulement changé le contenu.

Steve eut soudain un mauvais pressentiment. Il se tourna vers le technicien. 

– Comment avez-vous su pour les bombes ?

– On a reçu un appel provenant de la soute, Commandant, dit-il en fronçant les sourcils. On a ensuite accouru aussi vite que possible.

Le commandant riva son regard paniqué dans celui de son second. 

J’ai seulement mis autre chose dedans. 

Aucun renfort.

Wally a fait l’approvisionnement du vaisseau. 

– Wally, qu’y a-t-il dans les bombes si ce n’est pas du gaz carbonisant ? 

– Allume les caméras pour voir, Commandant, l’enjoignit-il en désignant le tableau de bord.

Cela voulait dire s’éloigner du bureau alors qu’il avait à présent la main dessus. C’était tout simplement hors de question !

Le technicien s’y rendit quand Steve lui fit un signe de tête. Il avança toutefois en marche arrière en guettant un geste de Wally. Toujours sans le quitter des yeux, il appuya sur un bouton. Les caméras s’allumèrent et le technicien poussa un cri d’horreur. Steve, pour sa part, s’appuya contre le bureau, assailli par la nausée. Il s’y était attendu, mais le voir en vrai lui retournait l’estomac.

Des blobs gigantesques emplissaient l’écran, dévorant les restes des officiers du vaisseau. Ils avaient envahi le Shooting Star. Sauf ici. Où qu’il pose les yeux, des traînées de sang ornaient les murs et le sol. Ils étaient les trois derniers survivants de ce vaisseau. 

– Pourquoi ? hurla le technicien en direction de Wally. Comment tu peux être aussi bête ! Une fois que tu nous auras liquidés, tu attendras sagement que ces monstres viennent te bouffer ? 

Steve, lui, commençait à avoir une théorie. Une hypothèse absurde et effroyable, mais il ne pouvait s’en empêcher. Le plus rapidement possible, il sortit le flingue de son tiroir et visa Wally. Sauf qu’aucune balle n’en sortit. 

Le technicien fondit en larmes. Wally jubilait devant la situation désastreuse dans laquelle il les avait mis. Puis il regarda son commandant.

– Steve, tu pensais réellement que je laisserais une arme chargée dans ton bureau ? Je te connais depuis longtemps mon ami.

Il s’approcha d’eux.

– L’aube se révèle, et avec elle, une nouvelle ère voit le jour, récita Wally en souriant largement.

Sans cérémonie, il tira sur l’autre technicien qui s’était laissé choir à terre. Son cadavre prit feu lui aussi et une odeur de fumée emplit encore plus la pièce. Wally avança vers Steve qui commençait réellement à croire à sa théorie, aussi folle soit-elle. Il voulut parler, mais Wally le fit taire en pointant le flingue sur sa tête. Il appuya sur un autre bouton du tableau de bord. Celui-ci montrait l’Amérique dans son entièreté. Un satellite filmait le continent, mais Steve ne comprenait pas pourquoi. 

Soudain, une lumière se fit percevoir, puis une autre, et une autre encore. Steve fronça les sourcils quelques instants avant de devenir livide. 

Wally a visité toutes les bases militaires d’Amérique.

Le commandant regardait avec horreur le continent exploser à chaque emplacement d’une base. Sa maison se trouvait à côté de l’une d’entre elles. Son mari, son enfant...

– Si jamais quelques humains survivaient, mes congénères termineraient le travail.

Steve regarda attentivement Wally dont la peau commençait à changer. 

– La fin d’un monde permet la naissance d’un autre.

Steve enregistra les paroles de Wally. Sa théorie était juste. Les blobs pouvaient prendre l’apparence humaine. Sous ses yeux emplis d’horreur, Wally laissa bientôt place à un énorme monstre affreux qui ouvrit grand la bouche. 

À l’aube du cent-dixième jour, le dernier humain mourut. 

Ce fut la dernière nuit de l’humanité.

L’opération BLOB

Il y a des mystères qu’on ne résout jamais. Le fabuleux « miracle de la vie », par exemple. Si de nos jours nous semblons avoir le mode d’emploi, l’infime part de hasard qui demeure nous réserve toujours des surprises.

Eleanor ne devait pas pouvoir avoir d’enfant. Alors, lorsqu’elle donna naissance à Mark, l’ensemble de son voisinage fut surpris, et tout ce petit monde s’empressa d’aller célébrer le baptême à l’église du quartier. Le petit Mark fit donc son entrée dans la vie, immergé dans l’eau bénite, entouré d’une foule de commères venues parier sur son espérance de vie parce que « quand-même-ce-gosse-il-me-semble-bien-chétif-et-s’il-tient-de-sa-mère-il-ne-passera-pas-l’hiver ! »

Pourtant, le jeune Mark survécut. Il devint même un joli petit garçon, vif et intelligent. À cinq ans il courait déjà vite et à sa première rentrée, il devint immédiatement le chouchou de la maîtresse. L’école permit au garçon de développer un grand sens du spectacle : ses camarades représentaient pour lui un formidable public. Lorsqu’il rentra au collège, il devint très vite populaire : à treize ans Mark était déjà très beau, et bon joueur de baseball en plus de ça ! Pur produit de l’Amérique des années 50. Ainsi, l’espace de ses années de collège et de lycée, il présenta successivement à sa mère Jocelyne, Madison, Brianna, Daisy, Fanny, Stacey, Jane, Leen, Jenna, Lauren, Lexie, Lily et Isabella. Côté cœur, la Machine Mark marchait à plein… Étonnamment, côté études, cette dernière fonctionnait tout aussi bien ! Le jeune homme collectionnait les A+ avec une facilité déconcertante.

À côté de cela, Mark développait une passion profonde pour le cinéma et le théâtre, qu’il pratiquait trois heures chaque week-end, en plus des films qu’il regardait pendant la semaine. The Blob, du réalisateur Irvin S. Yeaworth, représentait pour lui une référence absolue en la matière. Il appréciait grandement les effets spéciaux, qui lui semblaient hautement réalistes, mais aussi et surtout la présence de Steve McQueen, son idole absolue. Exemple de beauté, de richesse et de réussite. Cela lui semblait être une raison suffisante pour annoncer à sa mère qu’il désirait faire des études de cinéma. La pauvre Eleanor fut prise d’une panique sans précédent ! Son fils unique ? Saltimbanque ?!! Elle s’empressa de détourner l’attention de l’adolescent (encore fort influençable, nous pouvons le dire) vers un autre centre d’intérêt : la vérité sur sa conception. 

Car si le tableau pouvait sembler idyllique, la petite famille avait un secret. Élevé par une mère seule, Mark avait grandi dans le mythe du « père-héros-disparu » : la vérité était toute autre. Le père de Mark était un communiste russe, venu de son pays natal afin d’observer au plus près le système capitaliste et d’en rapporter les dessous à ses camarades. Or si un pays a un système économique, l’amour ne fait pas la différence… Mais, si Eleanor aimait Yuri, Yuri n’aimait pas Eleanor. À peine une semaine après leur rencontre, l’homme quittait les États-Unis pour ne jamais revenir. 

Dès le moment où Mark apprit la vérité, l’adolescent ressentit une vive colère, qui lui fit reporter toute son attention sur sa patrie, menacée par le grand ennemi soviétique. Il devint un fervent nationaliste et entra dans l’âge adulte avec au cœur une grande haine contre l’URSS, que la guerre froide n’arrangeait pas. Alors, après la fin du lycée, il oublia The Blob et partit faire ses études dans une école d’administration militaire. 

C’est là qu’il rencontra Phil, grand ambitieux intellectuel, mais surtout patriote confirmé. On pouvait qualifier ce garçon de bancal : il était né avec de multiples handicaps physiques et se déplaçait d’une démarche chaloupée. Sa vie entière tournait autour de son obsession pour la CIA. Il connaissait toute l’histoire de l’agence et avait rédigé des pages entières de théories sur des affaires classées secrètes. Bientôt les deux jeunes hommes devinrent inséparables, bien que le duo fût hautement improbable : Mark en blond séduisant et Phil en binoclard rondouillet.  Les idées de l’un contaminant celles de l’autre, leur seul objectif fut bientôt d’entrer le plus vite possible dans les services de la Central Intelligence Agency. 

Nos deux petits génies brillaient par leurs capacités intellectuelles. Dans le garage des parents de Phil, pendant que d’autres créaient leur groupe de musique, ils tentaient de mettre au point un nouveau système de rotor et stator pour les alternateurs des machines, pensant ainsi révolutionner les découvertes électromagnétiques et aider à la conquête spatiale contre l’URSS. 

Les petits malins échappèrent au service militaire de justesse, Phil étant sourd de l’oreille gauche, Mark ayant réussi à trafiquer les résultats de son électrocardiogramme, se découvrant ainsi une tachycardie sévère. 

Tout nationalistes qu’ils étaient, le service obligatoire leur semblait être une perte de temps vis-à-vis de leurs études, et par un excès de hardiesse ils étaient persuadés qu’ils parviendraient bientôt au sommet de leurs ambitions professionnelles, qui seraient bien plus utiles pour la nation. 

Il y a des personnes pour lesquelles la vie ne retourne jamais sa veste : ils avaient raison. 

Trois ans plus tard les deux amis sortaient de l’école avec leur diplôme en poche et toute l’assurance de leur jeunesse. Ils avaient 21 ans quand l’agent Felson prit contact avec eux. 

Phil et Mark travaillaient dans leur atelier lorsque l’éclairage s’éteignit brutalement. Sur leurs gardes, ils levèrent la tête vers les soupiraux du garage : une silhouette accroupie les attendait à l’extérieur. Une voix grave leur intima de sortir. Si Phil semblait étrangement serein, Mark était absolument terrifié. Il apprendrait plus tard que son ami s’était débrouillé pour faire parvenir un de ses dossiers d’enquête sur les missions des services secrets dans leurs bureaux. Sa théorie était exacte et avait provoqué un flot de panique chez les agents, qui s’étaient dépêchés de retrouver le mystérieux enquêteur. C’est ainsi que les deux garçons se retrouvèrent assis dans le bureau de Monsieur le directeur McCone. 

L’homme semblait amusé de se retrouver face à deux jeunes Américains plutôt qu’à un grand gaillard du KGB. En fin stratège, il comprit vite le potentiel exceptionnel de Mark et Phil. Il ne tarda pas à les embaucher. 

Le secret qui pèse sur cette agence est si lourd que nous ne pouvons pas nous permettre de révéler en quoi consistait leur travail. Tout ce que nous savons est que leur talent leur permit une ascension professionnelle fulgurante, en partie due aussi à l’affection que McCone leur portait. Toujours est-il que nous pouvons relater cette réunion, pendant un jour froid de l’hiver 1962 : l’agent Felsson, le directeur, tous les plus hauts gradés des services et nos deux amis étaient réunis dans un des nombreux bureaux du Pentagone. 

Le sujet du jour était le souci des coupes récentes dans le budget de la CIA, qui menaçait l’issue victorieuse des Américains sur la guerre froide. La nouvelle politique américaine se voulait plus pacifiste, et les scandales multiples où la CIA était impliquée n’arrangeaient rien à sa réputation. L’heure était donc grave et le monde souterrain des renseignements commençait à être agité d’un mécontentement silencieux, dont la population n’était même pas consciente mais qui ne tarderait pas à exploser si on ne trouvait pas une solution satisfaisante. 

– On est vraiment dans la merde, Felsson, dit sur un ton résigné le directeur.

– Je sais, Monsieur… répondit l’agent, la mine défaite.

– Est-ce que quelqu’un a trouvé une idée, comme je vous l’avais demandé il y a des semaines ?

Un silence s’abattit sur l’assemblée. Soudain, une main se leva : la main de Phil.

– Écoutez, Monsieur McCone… je pense avoir une idée. 

Le jeune homme se leva et fixa l’assemblée :

– Nous devons à tout prix redorer notre blason auprès de la population pour que le gouvernement continue à nous verser suffisamment d’argent. Tout le monde ici est conscient que nous avons plus de six missions en cours en URSS et que pour l’instant aucune n’aboutit ! Même l’espionnage industriel ne nous rapporte plus rien. Je suggère qu’on programme un coup de filet sur des communistes de mineure importance, que nous ferions passer auprès du public pour des acteurs majeurs de la lutte soviétique. Les politiques seraient forcés de continuer à nous verser nos primes car l’opinion publique sera forcément en hausse dans les sondages ! conclua-t-il en souriant.

Le directeur acquiesça :

– C’est une bonne idée Phil, seulement un trop gros coup de filet serait une supercherie vite découverte. 

– Oui j’en suis conscient. Je pense que ce gars que nous avons placé sous surveillance il y a quelques mois pourrait faire l’affaire… 

Il se tourna vers un des agents.

– Monkeys, allez me chercher son dossier, s’il vous plaît ! ordonna-t-il. Si vous me l’autorisez, Monsieur, il suffirait de modifier les données que nous avons sur lui et le tour serait joué !

– C’est excellent mon petit ! se réjouit McCone.

Un brouhaha s’éleva alors de l’assemblée. Une voix forte demanda le silence : Mark s’était à son tour levé de sa chaise.

– Monsieur le Directeur, si je puis me permettre, je pense que cette solution n’est pas assez aboutie et qu’elle ne fera effet qu’à très court terme. D’ici que le pot aux roses soit découvert et nous n’aurons que de la paille dans nos porte-monnaie, s’exclama-t-il.

McCone le regarda de son œil perçant.

– Eh bien, propose-nous autre chose alors ! dit-il d’un air mécontent. 

Mark inspira :

– Bien. Je suppose que personne ici n’ignore l’expression « plus c’est gros, plus ça passe » ? C’est exactement ce que je vous propose aujourd’hui. 

Il parla pendant de longues minutes. Tous les agents du bureau étaient absolument fascinés par cette idée grandiose. Le plan était parfait : en faisant jouer les lois et en distribuant les menaces et les pots de vin, la tromperie ne serait jamais découverte. Le dessein était si incroyable qu’il permettait même de compléter les objectifs politiques des mécènes secrets de la CIA, ces hommes de l’ombre qui agissaient avec l’aide des services pour leurs propres intérêts. Les sommes à gagner en cas de réussite étaient absolument folles et l’arrestation du coupable serait un succès si complet que la CIA n’aurait plus jamais à s’inquiéter des coupes budgétaires, au moins pour les cinquante prochaines années de son existence. Un débat intense eut lieu les jours suivants, dans le huis clos du bureau. Les opinions s’affrontèrent farouchement mais à l’issue d’un vote à main levée, le plan fut adopté. 

McCone prit la parole :

– Merci à tous d’être ici aujourd’hui. Juste quelques mots sur ce que nous venons de décider : c’est gros. C’est même énorme. Je pense que tout le monde ici a conscience de la gravité de ce que nous allons faire. Mais c’est aussi tout bonnement excellent. Et si nous voulons nous sortir de là, nous n’avons pas le choix.   

L’ensemble des agents acquiescèrent.

– Bien. Mark, ceci est ton projet, et même probablement le plus important que nous ayons eu à mener. Je te laisse le droit de lui choisir un nom. 

Mark s’arrêta un instant, les yeux dans le vide. Il se remémora son enfance, le chemin qu’il aurait pu emprunter et celui qu’il avait choisi. Ce chemin qui l’avait mené dans ce bureau, à élaborer le plan le plus fou du monde, l’opération qui allait changer à tout jamais le cours de l’Histoire. Un souvenir brusque lui revint en mémoire :

– Monsieur, je déclare officiellement ouverte l’opération BLOB.

L’élaboration précise du plan dura un an. Immense secret que tous les puissants ambitieux de ce monde connaissaient. L’opération BLOB. Ce monstre qui engloutissait tout sur son passage deviendrait fertile et donnerait naissance à la nouvelle, glorieuse CIA. 

1963 

Mark observait le cortège du haut d’un immeuble, équipé de jumelles. C’était le jour, enfin.

Les coups de feu éclatèrent.

Le 22 novembre 1963, à 12h30 : John Fitzgerald Kennedy venait d’être tué. 

Quand monsieur Blob s’en alla

C’est l’histoire d’un matin comme les autres en apparence. Comme tous les matins ordinaires, je prenais mon café, pas trop chaud et bien corsé. Ensuite, je me rasais le peu de barbe qui poussait, à l’aide du nouveau rasoir Ultra Sharp, que j’avais vu peu avant à la télévision, en buvant mon café pas trop chaud mais bien corsé. Enfin je me rendais dans ma chambre pour m’habiller. J’enfilais un vieux pull vert pomme magnifique ainsi qu’un pantalon en laine marron que l’on m’avait offert lors de mes vingt ans, et je ne partais jamais sans mes mocassins en cuir d’Italie dont j’avais hérité de mon père. 

Une fois prêt, j’avais pour rituel de sortir dans la grande ville afin de contempler ses hautes cheminées qui s’élançaient dans le ciel, l’agrippant de leurs bras de fumée noire. Le ciel, lui, était gris, comme à son habitude, monotone. Les gens ici-bas étaient monotones, tristes et effacés, ils marchaient les yeux rivés sur le néant, un horizon sans couleur. Mon pull vert pomme venait casser cette monotonie, comme la pomme vient casser la fadeur du biscuit dans la tarte aux pommes. J’avais envie d’une tarte aux pommes maintenant, je sillonnai donc les longues avenues grisantes et blafardes à la recherche de mon bonheur. J’arrivai devant la boulangerie, et m’aventurai à l’intérieur. Dans la file, des gens, toujours fades et sans couleur, avançaient pour prendre leur pain, pas trop cuit. Qui étaient-ils, ces gens-là pour exiger un pain pas trop cuit ? Je me souvenais alors que j’aimais mon café pas trop chaud, mais là c’était différent. 

Je me perdais une énième fois dans mes folies quand j’aperçus un homme vêtu de jaune, presque écarlate, au milieu de cette file de gens gris et aigris. Et moi qui pensais faire effet avec mon pull vert pomme, qui allait ma foi fort bien avec le pantalon en laine marron que l’on m’avait offert pour mes vingt ans et les mocassins en cuir d’Italie dont j’avais hérité de mon père. Je me trompais, cet homme-là vêtu d’un jaune si solaire qu’Hélios en aurait été jaloux rayonnait dans la pièce, venait éclairer cette vieille boulangerie à l’odeur de levure et de moisissure de tous ses rayons. Il fallait que j’aille parler à cet homme dont le bonheur et la joie s’étendaient dans la pièce, recouvraient les parois du même jaune que lui, vivant et audacieux. La tarte aux pommes pouvait attendre. L’énergumène sortit et je lui emboîtai le pas de manière déterminée. Après tout, moi aussi j’étais remarquable, avec mon pull vert pomme, venant ajouter une pointe d’acidité à la vie de ces pauvres gens gris et aigris, comme la pomme qui rajoute de l’acidité au biscuit de la tarte aux pommes. J’avais vraiment envie d’une tarte aux pommes, mais ça attendrait. 

Toujours dans mes pensées j’arrivai au niveau de cet homme, le jaune de sa veste était encore plus flamboyant de près. Il formait une vague étoffée autour de lui, le rendant fort et imposant. Je lui tapotai l’épaule avant de baisser la tête et de lui adresser un salut. Il me le rendit aussitôt, avec un sourire radieux. Cet homme-là était décidément fantastique. Nous parlâmes pendant un certain temps dans les avenues grisantes, ornées de cheminées fumantes s’élançant vers le ciel. Mais, là où nous passions, plus particulièrement là où il passait, l’asphalte froid et morne se colorait d’un jaune puissant, presque doré. Les murs eux aussi se voyaient colorés d’un ton vivant et clair. Il répandait le bonheur et la joie partout derrière lui, et les gens gris et aigris devenaient souriants. Jamais mon pull vert pomme n’avait eu le même effet, mais les gens n’étaient peut-être pas adeptes de l’acidité de la pomme, ils préféraient peut-être l’amertume d’un bon café, pas trop chaud mais bien corsé, mais peu importe. Il envahissait, colonisait les rues monotones et les rendait belles et majestueuses. Son rictus se nourrissait du néant des gens gris et aigris et leur glissait en échange le plus chaleureux des sourires. Et partout où nous allions, il laissait une trace du bonheur qui l’animait. Et bientôt toute la ville était colorée, elle renaissait comme le jour naît de la nuit. Les hautes cheminées fumantes ne fumaient plus et c’étaient les blancs nuages qui cherchaient maintenant à agripper les hautes cheminées fumantes qui ne fumaient plus. Le ciel était étonnement bleu, j’étais étonnement heureux, et j’étais en admiration devant cet homme que je considérais comme un dieu. J’eus l’impression que nous parlions depuis des jours et des nuits quand nous arrivâmes devant chez moi. Je l’invitai à monter boire un café pas trop chaud mais bien corsé, mais il déclina. Il repartit peu après, pareil à un coucher de soleil, laissant la rue éclairée de ce beau jaune presque devenu orangé. Quant à moi je m’empressai de jeter à la poubelle mon pull vert pomme, il ne m’allait pas de toute façon. 

Depuis cette matinée, je parcourus les rues redevenues grisâtres et monotones, remplies de gens gris et aigris à la recherche de l’homme en jaune, un jaune si solaire qu’Hélios en aurait été jaloux, mais je ne le trouvai point. Je ne savais rien de lui, il ne m’avait même pas dit son prénom, tout ce que je sais, c’est qu’il se nommait monsieur Blob. 

Tcherno’Blob

Le printemps 1986 s’en donnait à cœur joie. Les oiseaux chantaient au gré des vents hivernaux regrettés. Les champs de fleurs donnaient vie aux simples couleurs des arbres fleurissants. Et c’est suite à des bruits redondants, provenant de fioles se heurtant, que le chat se réveilla, arraché à ses rêves, pourtant installé paisiblement près de la fenêtre au clair de lune. Au sous-sol d’une maison de bois aux allures chaleureuses, se trouvait un homme, vêtu d’une chemise blanche et de lunettes rondes. Il se déplaçait hâtivement tout autour de la table de bois qui servait de présentoir pour les multiples béchers et fioles qui contenaient de visqueux liquides. Parmi eux, un être vivant, qualifié par une étiquette blanche dont il était écrit quelque chose d’imprononçable : on ne pouvait déchiffrer ce genre d’écriture, bien trop propre au créateur. Cette substance semblait être nourrie et protégée comme une perle rare.


C’est à l’aube dormante que parut le soleil. Comme tous les matins, le professeur Zakharov, d’un geste vif, dévêtit sa longue chemise. Cette fois-ci, il prit une boîte de pétri contenant un être vivant gluant et coloré d’un jaune pétillant. Puis, tout en montant à contrecœur les marches qui amenaient vers la sortie, il balaya une dernière fois du regard son atelier, son laboratoire. Les bruits grinçants de ses souliers sur les marches vieillissantes avaient le mérite d’attirer le chat qui s’était rendormi. Il releva ses oreilles puis descendit de son refuge près de la fenêtre, rejoignant le professeur. Celui-ci, posant sa main sur la poignée de la grande porte en bois, enclencha son mécanisme, tout en laissant entrer les doux rayons lumineux des beaux matins. Le chat sortit en premier, laissant le professeur Zakharov sortir quelques secondes plus tard. Une immense plaine s’offrait aux yeux du scientifique et de son compagnon : des champs à perte de vue, des arbres et des plantes embellissant le tout, des collines dessinant le relief du majestueux spectacle qui se dévoilait à eux. L’humeur morose et les idées partagées, le professeur s’avançait, pénétrant au rez-de-chaussée de sa maison, décidément préparé à partir à l’expédition annuelle tant attendue. Zakharov n’était pas qu’un simple scientifique amateur, il était également professeur dans une université à Kiev. C’était un homme bon, fondamentalement joyeux et de bon cœur, mais aujourd’hui, quelque chose avait changé.

En ce jour spécial, le professeur Alexeï Zakharov se devait de servir sa patrie, la mère patrie pour laquelle il avait servi, plus jeune, lors du service militaire obligatoire. Il prévoyait le renouveau, une découverte qui changerait le monde, et qui ferait passer l’Union Soviétique devant les Américains. En effet, la science était un des piliers de la bataille interminable que se livraient les deux pays. Mais le professeur Zakharov était décidé, il se vêtit d’une chemise noire, de mocassins assortis et n’oublia pas, bien sûr, la mallette qui lui servait de porte-documents. Son humble demeure, tout comme son sous-sol, étaient lugubres, d’une simplicité qui inspirait le siècle dernier et d’une rusticité atypique pour une maison en territoire urbain. Un bruit sourd de porte se fermant vint écourter les harmonieuses minutes de la routine matinale. Le professeur partit plutôt de chez lui cette fois-ci. Le chat était monté à l’étage et regardait de ses yeux dramatiques son seul ami qui partait avant l’heure. Le professeur monta dans sa 4L blanche en manquant de se cogner la tête contre le montant de la porte. Il soupira puis démarra la voiture, conduisant en direction de son lieu de travail.
Un brouhaha tumultueux vint chambarder la quiétude du scientifique : les élèves ne pouvaient s’empêcher de discuter avant la première sonnerie. Alexeï n’avait fait qu’expérimenter toute la nuit et n’était pas préparé à la cacophonie, pourtant habituelle. Il alla directement s’installer dans sa salle, préparant celle-ci pour l’arrivée des élèves.

Au milieu de la matinée, le moment tant attendu était enfin arrivé, la sortie scolaire. L’université de Kiev avait instauré une sortie scolaire annuelle pour instruire ses élèves. Cette fois-ci, c’était dans une centrale nucléaire, non loin de Kiev, à Tchernobyl. Un long bus scolaire vert vint dans la dizaine de minutes qui suivit, celui-ci serait le véhicule dans lequel voyageraient les élèves et quelques professeurs de physique-chimie pendant deux heures. Ce voyage parut interminable pour Zakharov. Ce n’était pas quelqu’un de foncièrement compliqué mais les histoires d’adolescents étaient futiles pour lui et les élèves firent un boucan interminable jusqu’à la fin du trajet. Le professeur, lui, de plus en plus fatigué au fil des minutes, ne perdait pas de vue l’idée qu’il avait en tête.


Un guide fut assigné rapidement aux quelques classes qui visitèrent la centrale. Alexeï Zakharov était mitigé quant aux explications bancales du guide. Il pensait en savoir plus, être l’As des sciences et pouvoir un jour devenir l’un des noms qui marqueraient le nucléaire dans le temps. Le scientifique s’éloigna du groupe. Peu à peu, il réussit à se tapir dans l’ombre, laissant le groupe avancer seul sans que le guide ne s’aperçût de la disparition du professeur. Celui-ci, se dirigeant vers le réacteur numéro quatre, manqua de se faire prendre par plusieurs gardes, qui se contentaient de surveiller les couloirs réservés au personnel. Le professeur Zakharov réussit, par on ne sait quel miracle, à s’introduire à l’intérieur de l’un d’eux, en suivant le conduit d’eau du réacteur. Il ouvrit sa boîte de pétri, jetant l’être vivant dans le conduit. Ce blob – car c’est ainsi qu’on le surnommait – était un être unicellulaire qui pouvait se répandre sur une canalisation en un rien de temps en dévorant les bactéries qui se trouvaient sur son passage. Et le professeur, cela, il l’avait bien compris. Il avait tout prévu. Il jeta également des bouts de flocons d’avoine préalablement mis dans la boîte de pétri pour nourrir le blob qui était déjà bien grand. 

Tout à coup, le professeur fut interrompu dans sa manœuvre par une voix grave et autoritaire. C’était un garde qui continuait sa ronde surprenant alors l’homme en train de détériorer les canalisations d’eau du réacteur. Le professeur, pris de panique, lâcha subitement la boîte de pétri. Le scientifique n’eut, à ce moment-là, d’autre choix que de courir de toutes ses forces. L’athlétisme n’étant pas, loin de là, son domaine de prédilection, il réussit à s’entraver au bout d’une cinquantaine de mètres à peine. Le garde l’attrapa avec poigne par le col tout en se questionnant sur l’étrange sourire mesquin du professeur : Alexeï Zakharov venait sûrement de marquer l’histoire (en tout cas c’est ce qu’il pensait. Le professeur savait qu’un minable garde ne pouvait comprendre son génie… !)


Soudain, une alarme assourdissante retentit. Un bruit strident métallique résonna dans toute la centrale. Un amas d’un jaune pétillant et gluant sortait désormais de toutes les conduites, celles-ci explosant à la chaîne.

Les deux hommes n’eurent le temps que d’échanger quelques mots avant qu’une énorme explosion vienne mettre fin à leur confrontation, ainsi qu’à toutes les vies présentes dans les dix kilomètres à la ronde…

– Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit ! Nous avons notre prochaine qualifiée au championnat de rodéo sur chevaux sauvages. Félicitations à Diana qui nous vient du Texas ! s’écria le jury.

Je venais de tenir huit secondes sur ce mustang qui n’avait pour seule idée que de me mettre à terre, mais plus j’avançais et plus la finale se rapprochait. L’étape de demain était la plus importante. 

Je devrais choisir un numéro qui correspondrait à un mustang. J’espérais tomber sur le 275, c’était le seul que je n’avais jamais monté, peu de gens avaient réussi à tenir dessus, il était dangereux d’après mon père. 

– Ma chérie ! s’exclama ma mère. Je suis fière de toi, tu as assuré !

– Merci maman, répondis-je.     

– Allons voir l’épreuve de rodéo sur les taureaux maintenant.     

– Papa l’a fait ? demandai-je à ma mère qui me fit signe de la tête que non.

Suivie de ma mère, je partis m’asseoir dans les tribunes, au premier rang, afin de regarder le spectacle de plus près, quand soudain le premier partant ouvrit le portail et entra dans l’arène. Il était brun, plutôt grand et avec un corps très athlétique, on apercevait à travers ses vêtements chaque muscle que le corps humain possédait. Il lui restait encore quatre secondes à tenir sur l’animal qui semblait vouloir en finir avec lui. Au bout de ces huit secondes il sauta du taureau enragé et son chapeau atterrit à mes pieds. Je récupérai le chapeau et le lui tendit, il me gratifia d’un sourire et nos yeux parlèrent entre eux plus que ce que nos bouches auraient pu le faire. 

Je sortis des tribunes pour le rejoindre et une fois arrivée, il me sourit de la même manière que ce qu’il avait fait quand je lui avais rendu son chapeau. Au bout de quelques minutes, qui avaient paru être des heures, il s’exclama :

  

– Merci de me l’avoir rendu au fait ! Euh hmm tu t’appelles ?

Il avait dû remarquer que je le fixais puisqu’il commençait à me dévisager.

 – Oh, un si beau chapeau ne pouvait pas être gâché de cette manière, je m’appelle Maria et toi ?  répondis-je en même temps que je sentis mes joues rougir.

Il s’approcha de moi et déposa délicatement son chapeau noir sur ma tête, tout en regardant continuellement mes yeux. 

– Je m’appelle Wyatt, et je me disais bien aussi qu’il serait sûrement mieux sur ta tête, ajouta-t-il. 

J’osai à peine lever les yeux, il se mit à me toucher l’épaule et offrit à ma main une bière. Ma préférée, comment pouvait-il savoir ? Pourquoi une telle connexion existait entre nous ? Qui était-il vraiment ? 

Je rentrai chez moi après avoir passé l’après-midi à discuter avec Wyatt, ce fut la première fois que quelqu’un comprenait comme moi la sensation que le rodéo procurait aux plus passionnés. Je ne mangeai pas beaucoup et partit me coucher à 22h. Et après avoir rêvé de ma nouvelle rencontre toute la nuit, je me levai de mon lit à 6h45 et je commençai à me préparer pour ma compétition. Je me brossais les dents quand mon père me demanda de l’accompagner au ranch voisin pour m’entraîner. Je rattrapai ma nuit dans le pick-up de mon père. 

En arrivant au ranch je mis le chapeau de Wyatt sur ma tête et me dirigeai vers mon père, celui-ci était en train de parler avec Jack Flemming. Jack était un ami de mon père mais c’était bien la première fois que je le rencontrais. 

– Peter, hurla Jack en s’adressant à mon père, tu viens entraîner ta fille ?

– Oui, sa compétition finale est demain, dit mon père.

– Ça tombe bien, mon fils est ici, il pourrait l’aider si elle est d’accord. 

Il me fit un signe de la tête auquel je répondis d’un timide hochement de tête, il s’en alla dans l’écurie et quand il fut sorti je crus tomber dans les vapes en voyant qui était le fils de Jack. C’était Wyatt ! Oh mon dieu j’eus une envie très forte de rentrer chez moi, mais une envie irrésistible de rester également. 

– Tiens, te revoilà ! dit Wyatt en s’adressant à moi avec le même sourire que hier.

– Tu peux entraîner Maria s’il te plaît ? Elle a sa finale cet après-midi et elle aimerait s’entraîner une dernière fois, dit Jack à son fils.

– Oui bien sûr, avec plaisir même, répondit-il.

Il me fit signe de le suivre et on se rendit dans la carrière afin de poursuivre mon entraînement, il me donna un mustang et me donna quelques conseils. Après avoir fait quelques ruades il arrêta le mustang et je me figeai en le regardant avec beaucoup d’incompréhension. Il prit ma hanche de toute sa main et modifia ma position, il m’expliqua qu’en ayant mes hanches plus souples cela me permettrait de mieux tenir ce soir. Je descendis du cheval et je pris le temps de m’occuper de le panser et comme la chaleur était pesante je décidai de doucher le cheval. Wyatt me suivit et m’aida à nettoyer son mustang quand d’un coup il me porta et me jeta dans le bassin d’eau qui se trouvait près de nous. L’eau était froide mais je me mis à rire et je l’entraînai vers moi pour me venger. Son rire raisonnait encore dans mes oreilles une fois changée et séchée, le père de Wyatt avait exigé qu’il me donne des vêtements par peur que je tombe malade. Ses vêtements étaient beaucoup trop grands pour moi mais ils dégageaient une odeur qui m’empêchait de les quitter. Wyatt me servit quelque chose de chaud avant de me ramener chez moi pour que je puisse me préparer. Une fois arrivée, j’avais enfilé ma tenue et mis son chapeau et à sa vue Wyatt souriait d’une façon presque réconfortante avec un soupçon de fierté. 

– Tu es prête ? me lança-t-il 

– Oui on peut y aller, répondis-je.

Wyatt me conduisit jusqu’à l’arène de rodéo et me souhaita bonne chance avant que je ne découvre le numéro du mustang que j’allais devoir chevaucher. C’était le 275, un des plus dangereux du circuit. En voyant mon expression faciale Wyatt comprit, posa sa main sur mon épaule et la serra afin de m’apporter du réconfort. C’était l’heure. Je grimpai la barrière et m’installai sur mon destrier, mon cœur battait très vite. Tout d’un coup la barrière s’ouvrit et le mustang commença aussitôt à ruer, je tins mes huit secondes, je sautai alors du mustang et aperçus Wyatt qui était en train de m’observer avec fierté puis un choc me percuta et ce fut la fin, enfin c’est ce que je croyais.

– Maria ? Maria ? Maria ? cria Wyatt.

J’entendais des voix m’appeler mais il m’était impossible de répondre. J’avais mal partout, mes yeux s’entrouvrirent et je me découvris allongée sur un lit d’hôpital, mes doigts étaient entrelacés avec ceux de Wyatt qui lui par fatigue s’était assoupi à mon chevet. Cinq heures plus tard les médecins entrèrent dans ma chambre et annoncèrent à mes parents et à Wyatt que je n’avais que des blessures superficielles, mes parents furent fous de joie et Wyatt parut rassuré, mais les médecins, eux, n’avaient pas dit leur dernier mot :

– Certes votre fille n’a pas de séquelles, mais les radios montrent une masse dans son cerveau, il s’agit d’une tumeur, nous sommes vraiment désolés.

– Quelle sorte de tumeur ? demanda mon père d’un air peu rassuré. 

– Il s’agit d’une tumeur « blob », elle s’imprègne des tissus et se propage de plus en plus, il faudrait commencer la chimio pendant deux mois puis enchaîner sur des opérations pour la réduire.

Les deux mois de chimio furent horribles. Je perdis mes cheveux et je vomissais presque tout le temps, j’étais fatiguée au moindre effort. Heureusement Wyatt était là pour me tenir les cheveux pendant mes nausées, me faire rire, quand mes cheveux ont fini par tomber en masse il a pris une tondeuse et s’est tondu le crâne de sorte qu’il n’ait plus de cheveux sur la tête, je l’ai alors regardé avec un air aimant mais triste. Il comprit et déposa ses mains dans les miennes et ses lèvres sur les miennes. Ensuite les opérations défilèrent afin d’anéantir le « blob », cette période-là fut plus facile mais plus douloureuse, mais Wyatt persista à rester auprès de moi. Une fois mon traitement fini je demandai au médecin s’il m’était possible de rattaquer le rodéo, le médecin acquiesça et je fus soulagée de pouvoir rattaquer ma passion, et de pouvoir récupérer mon titre de finaliste. Ma relation avec Wyatt devenait de plus en plus intense. S’il n’était pas avec moi j’étais triste et quand il était là je rayonnais. Un soir, après avoir regardé Avant toi, il avait prononcé trois mots et dans un souffle je lui avais répondu avec ces trois mêmes mots :

Je t’aime, je t’aime !